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LE MYSTÈRE DES MILLE-ÎLES

savait sérieux et l’on se disait que, étant donnée sa nature, il aurait dû traiter le mariage comme une chose grave, avec beaucoup de prudence et de réflexion. En outre, personne n’ignorait que les nouveaux mariés étaient des inconnus l’un pour l’autre, deux jours avant la noce. Aussi bien, aucun être humain n’aurait pu dire, auparavant, que la jeune femme avait fait une impression quelconque sur le millionnaire. La réputation de mysoginie de celui-ci contribuait encore à détourner. Bref, on résolut de considérer cet événement comme une nouvelle et colossale originalité de la part d’un homme qui en avait fait bien d’autres. Les journaux eurent la matière d’une manchette alléchante. Puis chacun retourna à ses affaires.

« Ce qui s’était passé ? Je vous l’ai dit, un coup de foudre. Ou plutôt, une série de coups de foudre.

« Dès qu’il vit Renée, John Kearns sentit un choc en lui. C’en était fait, il rivait son cœur aux yeux de l’enchanteresse.

« Il ne songea pas à disputer le don de soi. Il l’accepta avec soumission comme un fait accompli.

« Aucun des témoins ne s’en aperçut. Il ne laissa rien voir à l’extérieur.

« Toute la soirée, il se laissa envahir par le charme des yeux vivants et engourdir par le son de la voix basse et rauque à cause de l’accumulation des émotions intérieures.

« Après la soirée, il alla la reconduire. Rendu timide par la passion, il parla peu et prononça seulement des paroles banales, tout en se demandant si sa compagne ressentait un émoi quelconque à son égard.

« Renée ne fut pas plus expansive. Mais, quand ils descendirent du taxi, à la porte de l’hôtel où elle demeurait, elle se tourna vers lui, plongea son regard dans les yeux de Kearns et, lui tendant la main, elle dit : « je veux vous voir demain ».

« Le vieil amoureux fit comme tous ceux qui aiment, qu’ils aient quinze ans ou soixante : il passa la nuit blanche. Mais, ce qui le différenciait des autres, c’est qu’il ne ressentait pas d’allégresse à la révélation de l’amour. C’était, chez lui, un sentiment impérieux, nécessaire et teinté d’angoisse. Il se sentait attiré par une puissance inexorable plutôt que porté par la joie.

« Au matin, vers dix heures, il n’y tint plus. Se rappelant la parole entendue la veille, — « Je veux vous voir demain », — et sans se préoccuper de l’heure matinale, il mit sa toilette au point et se fit conduire chez Renée.

« Il trouva la jeune fille dans le salon particulier précédant la chambre à coucher.

« Elle était déjà habillée et feuilletait un livre.

— Je savais que vous viendriez ce matin, dit-elle seulement quand Kearns entra.

« Ils se regardaient en silence.

« Tout à coup, la figure de Renée s’éclaira. Se levant de son fauteuil, l’étrange fille s’avança vers son compagnon et se jeta dans ses bras en murmurant : « Dieu ! que je vous ai attendu longtemps, mon amour ! » Ils ne s’étaient pas dit une seule parole tendre avant cet instant.

« À ce moment, John connut la joie, une joie immense, dévastatrice, qui le faisait haleter.

« Il dévorait de baisers le visage levé vers lui et illuminé d’un bonheur souverain. Il serrait à l’étouffer et ployait sur son bras le beau corps qui s’abandonnait aux caresses.

« Enfin, il réussit à dire : « Nous nous marierons demain, veux-tu ? »

« Ce n’était pas une question au véritable sens du mot. Convaincu à l’avance de son consentement à toutes les propositions, il avait simplement précisé une date.

« Renée ne répondit qu’en se pressant plus étroitement contre lui. Elle se donnait, pour la vie.

« La soudaineté de la scène, la brusquerie effarante de ces déclarations ne les étonnaient ni l’un ni l’autre. C’était comme si leurs âmes se fussent toujours connues. Leurs corps, enfin réunis, n’avaient qu’à ratifier cet accord, qu’à sceller une entente conclue de toute éternité.

« John et Renée réalisaient ainsi l’idéal d’amour qu’ont imaginé les poètes, sans oser y croire : deux cœurs, créés l’un pour l’autre et réussissant, malgré tous les obstacles suscités par la vie, à se rencontrer. Cela se voit, je suppose, deux ou trois fois par siècle. »

À cet endroit de son récit, M. Legault s’arrêta, songeur, ses yeux erraient sur la nappe d’eau, ce qui l’empêcha de remarquer le regard par lequel Yolande Mercier entendait lui faire entendre qu’elle et lui pourraient être comptés au nombre des élus dont il parlait.


— VII —


— Nos jeunes mariés, reprit le narrateur, parcoururent l’Europe en tous sens pendant un an.