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LE MYSTÈRE DES MILLE-ÎLES

— VI —


— Après la visite à l’île, dont je vous ai parlé, ma curiosité tout à fait éveillée chercha à se satisfaire. Je n’eus pas à interroger longtemps les habitués des Mille-Îles pour connaître l’histoire du château et de son propriétaire.

« L’île mystérieuse — vous l’avez deviné — appartenait à John Kearns et c’est lui qui avait fait construire cette maison romantique.

« Mais cette construction n’était pas un simple caprice de Crésus, comme vous allez en juger. Elle est entourée de circonstances tragiques qui constituent le roman le plus palpitant.

« À soixante ans, John Kearns rencontra la femme qui devait, dès son apparition dans sa vie, régner tyranniquement sur son cœur. Quand il la vit, ce fut, à l’instant même, une révélation foudroyante, la prise de possession absolue de tout son être. Il comprit tout de suite qu’il l’aimait à la folie et qu’elle était nécessaire à son existence même.

« Renée Vivian, — tel était le nom de cette femme, — avait à peine dépassé la vingtième année. Sa beauté était celle d’une déesse. Un de mes amis qui l’a vue une fois, une seule fois, avait été néanmoins tellement frappé de son aspect radieux que le moindre détail de ce physique extraordinaire lui restait gravé dans la mémoire, après plusieurs années. Il la décrivait en des termes précis et imagés qui la faisaient revivre à nos yeux.

« Imaginez un long roseau flexible, surmonté de la plus jolie tête qui soit, et vous aurez Renée. Ou plutôt, non ; car un roseau, s’il peut donner une idée de la souplesse et de la gracilité de son corps, fait par contre songer à un manque de plénitude pénible. Or Renée Vivian avait un corps rond, bien formé. La jambe était longue et faite au tour. Sa hanche et ses reins ondulaient. Son cou faisaient songer à celui d’un cygne. La figure était petite. Encadrée dans une lourde chevelure d’un blond chaud à reflets roux, elle semblait l’un de ces tableaux minuscules et sans prix des vieux maîtres qu’entourent des cadres d’une largeur démesurée.

« Mais, malgré le charme de cet ensemble, on était surtout attiré par les yeux où se concentrait toute la vie physique et intérieure de cette belle créature.

« Ces yeux mangeaient la figure. Renée les tenait presque toujours grands ouverts comme en un perpétuel étonnement devant la vie matérielle, de sorte qu’ils semblaient encore déborder leurs cadres. Ombragés de longs cils qui en filtraient le regard, ils promenaient leur interrogation éternelle dans un monde qui n’était pas fait pour eux.

« Car il se dégageait de Renée Vivian une impressions d’irréel, d’inadapté à nos contingences. Cette femme semblait planer au-dessus de tout ; elle paraissait n’avoir aucune attache dans la nature.

« Mais on sentait, par contre, que son âme vivait intensément. À regarder ses yeux, on avait la vision très nette d’un monde qui s’agitait derrière son front. Ce monde, était sans doute d’une essence différente même de celui que nous portons tous en nous. Renée était l’une de ces rêveuses dont le regard intérieur contemple un univers merveilleux, fermé à tous les autres.

« Cela en imposait à ceux qui l’approchaient, et aussi, un air mélancolique, fatal. Renée Vivian était, comme John Kearns, marquée du destin.

« Le multimillionnaire le remarqua-t-il ? Reconnut-il en elle une sœur de cette famille des « prédestinés » ? Non, sans doute. C’est-à-dire que sa pensée consciente ne put discerner le « signe » en Renée Vivian, puisqu’il l’ignorait en lui-même. Mais il y a en nous, derrière notre réflexion familière, toute une vie obscure à nos yeux ignorants, laquelle, cependant, élabore nos actes et commande notre avenir. On l’appelle à l’ordinaire la subconscience. Avec plus de raison, Léon Daudet la nomme le rêve éveillé, c’est dans cette partie de son être que John Kearns dut distinguer les affinités qu’il avait avec Renée.

« En tout cas, qu’il ait été attiré par cette force secrète ou plus simplement par la beauté délicate de la jeune fille, John aima immédiatement celle-ci avec toutes les réserves de passion accumulées pendant une longue existence de solitude, de travail et de réflexion.

« Ils s’étaient rencontrés un soir chez des amis communs, alors que Renée revenait d’un long voyage aux Indes.

« Deux jours après, ils étaient mariés, presque secrètement et s’embarquaient pour l’Europe.

« La soudaineté de cette union surprit tout le monde. Bien que l’on convole avec une facilité et une hâte extraordinaires aux États-Unis, le cas sortait de l’ordinaire. Ce qui étonnait le plus c’est que Kearns n’adoptait pas les mœurs libres de ses compatriotes et ne faisait pas faute de les blâmer. On le