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LE MYSTÈRE DES MILLE-ÎLES

ne le sois pas : la culture confère une noblesse généralement empreinte dans les traits… N’allez pas croire qu’il fût un autodidacte, un self-made man : un préjugé trop répandu n’accorde de valeur qu’aux financiers qui sont sortis, par leurs propres moyens, de l’état le plus humble. L’instruction est précieuse dans tous les domaines. J’en parle à mon aise.

« John sortait donc des universités. Il avait étudié aux États-Unis ; puis en Europe, à Oxford, à Paris et à Milan, je crois.

« Il s’occupa quelque temps d’histoire ; mais il reconnut que, dans un pays qui en est dépourvu, l’histoire ne saurait occuper un homme intelligent.

« John chercha un autre débouché à son travail. Comme il venait d’entrer en possession de l’héritage de son père — un demi-million, il s’aperçut qu’il était né financier. Les combinaisons de la bourse, les luttes des grands flibustiers modernes l’attiraient par l’intensité de vie qu’elles procurent.

« Il apporta à cette carrière une admirable lucidité d’esprit, une méthode de travail puisée aux meilleures sources et une vivacité d’intelligence bien faite pour déconcerter ses adversaires.

« Ces qualités lui ont valu le succès que vous savez. Mais, plus que les gains, il aimait le côté aventureux de son métier. Il conduisait ses dollars comme une armée de soldats bien disciplinés, à qui il faisait exécuter impeccablement ses conceptions stratégiques.

« Bien que voué entièrement à la finance, la tête n’avait pas tué le cœur, dans John Kearns, je vous l’ai dit. En dehors des affaires, où il se montrait inaccessible au sentiment, c’était l’ami le plus sûr, le plus ardemment dévoué qui se pût rencontrer. On le vit, un jour que se jouait une partie serrée à la bourse, quitter brusquement New-York pour voler au chevet d’un camarade tombé subitement malade, à Washington. Par exemple, deux jours après, il était de retour et il fit payer cher ce voyage à ses adversaires.

« Ce voyage, commandé par l’amitié, voilà l’une de ces « excentricités » que lui reprochaient ses collègues.

« Une autre, qui fit beaucoup de bruit à l’époque, était née d’un mouvement de pitié. Il avait revu, après de longues années de séparation, un compagnon d’enfance à qui la fortune n’avait pas souri. John Kearns s’était fait raconter toute son histoire lamentable. Ainsi, il apprit que la fille de cet homme avait dû sacrifier un grand amour, afin de ne pas entraver la carrière de celui qu’elle aimait, pauvre lui aussi. Elle avait alors trente ans et n’était pas consolée de son malheur.

« Kearns songea à toutes celles qui se trouvaient dans le même cas. Et la pitié qu’il ressentit pour elles le porta à créer ce fonds à même lequel étaient dotés des couples pauvres et méritants.

« Cela fit scandale, car Kearns, n’imitant pas ses compatriotes, faisait des dons absolument désintéressés, n’agissant pas de façon à récupérer cent fois en publicité tapageuse.

« Ces quelques traits vous font assez voir que cet homme tranchait sur son entourage.

« Ajoutez à cela le charme d’une conversation brillante et solide, un goût très fin, une curiosité à l’affût de toutes les manifestations intellectuelles et artistiques qui le gardait jeune.

« Sa maison était un enchantement. Des tableaux peu nombreux, mais admirables, des tapisseries anciennes, des œuvres d’art merveilleuses lui composaient, avec une bibliothèque bien composée, un intérieur unique.

« L’énigme de cette vie, c’est que Kearns restait célibataire. Cela ne tenait pas à de la misanthropie. John était très sociable et se plaisait dans la compagnie de gens intelligents. De plus, en homme de goût, il aimait bien les femmes.

« Je pensais, avant de connaître l’histoire que je vais vous raconter, qu’il y avait un amour déçu au fond de ce mystère. Cette théorie avait le mérite d’expliquer, en outre, l’air absent et mélancolique qu’on lui voyait parfois.

« Bref, John Kearns était un homme accompli. Mais, — je ne saurais dire pourquoi — je ne me suis jamais senti à l’aise près de lui. Il émanait de sa personne, du moins pour moi, une impression d’inquiétude. J’ai toujours pensé que certains humains sont marqués, dès leur naissance, du signe du malheur et que cette malédiction du destin rayonne autour d’eux. John Kearns était, à mes yeux, l’un de ces infortunés.

« Ma petite doctrine a reçu par la suite une confirmation surprenante, quand j’ai appris le rapport qui a existé entre mon multimillionnaire et cette île à l’aspect sinistre.

« Il est temps de vous exposer ce rapport et ce sera l’histoire des amours de John Kearns.