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Cependant cette pré-carrière se transformait peu à peu. Elle se précisait, s’ajustait dans son cadre propre. Ne pouvant tout acheter et voulant tout lire, je songeai aux bibliothèques, aux véritables cités des livres. J’y pénétrai en qualité d’abonné, mais avec l’attitude d’un fidèle entrant dans le temple. Des bibliothèques, à l’époque de ma jeunesse, il y en avait, certes. Les couvents avaient les leurs, où l’on admettait quelques élèves avides de belles lectures. Puis, durant les vacances, il y avait l’Institut Fraser, ouvert depuis 1885, la bibliothèque du Gesu, et surtout celle du Cabinet de lecture paroissial, la bibliothèque Notre-Dame, comme on disait plus volontiers. Créée, en 1884, par les Messieurs de Saint-Sulpice, elle fut un jour aménagée dans la vaste bâtisse du Cercle Ville-Marie, rue Notre-Dame, aujourd’hui démolie, pour faire place à l’édifice Transportation.

Ô la riche collection d’ouvrages qu’on trouvait là ! elle était rangée dans des armoires vitrées, encadrées de beau noyer noir, très ouvré. Elles remplissaient ces armoires, du plancher au plafond, deux larges pans de mur. Cela n’était pas très accessible. Certains ouvrages, parmi les sept ou huit mille qui fraternisaient là, se faisaient attendre. Ils semblaient véritablement descendre du ciel. Vue imposante, témoignage de respect et de vénération ! Mais l’âge pratique restait à venir, cet âge où l’on aurait encore des statues, mais moins de piédestaux. — Il y avait aussi, à côté de la grande salle, une toute petite pièce, une sorte de sanctuaire, remplie des acquisitions nouvelles des « Vient de paraître ». Le directeur — c’était alors l’abbé Hébert — se la réservait. Un examen, la censure, s’y exerçait. Les deux bibliothécaires, de charmantes et obligeantes personnes, Mlles Picard, me laissaient parfois y pénétrer. Je me sentais, ces jours-là toute glorieuse. Avidement, vivement je lisais les titres, je notais dans ma mémoire les ouvrages que je demanderais sans tarder. Je connus ainsi l’atmosphère de silence, de paix, de grâce spirituelle, que demeure toute vraie cité des livres. Je n’y étais pas même distraite par deux habitués, qui s’engouffraient sans cesse, eux aussi dans les corridors de la maison, montaient vivement le large escalier plein d’ombre, puis apparaissaient sur le seuil de la Bibliothèque. Que de fois j’y croisai ainsi Messieurs Louis-Raoul de Lorimier et Édouard Montpetit. Avant d’écrire leurs beaux livres, ils avaient vécu en la société quotidienne des chefs-d’œuvre anciens et des ouvrages des grands modernes. Quels liseurs ! Je m’en porte garant ! — « Nos Messieurs » comme dirait Mgr Olivier Maurault, agissaient une fois de plus, — en leur qualité de fondateur de bibliothèque — comme les seigneurs munificents et dévoués de l’île de Montréal.

Ma pré-carrière prenait fin dans le milieu culturel qu’ils avaient fait naître, et que devait si heureusement poursuivre la bibliothèque Saint-Sulpice, sous la direction du maître-bibliothécaire, Aegidius Fauteux.