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Denis, un libraire, dont le large écriteau noir avec des lettres d’or portait le nom de Fauchille. Ses deux vitrines, larges pour ces temps, voilà la première bibliothèque que je connus et dévorai de l’œil, chaque jour, à la même heure, beau temps, mauvais temps, le nez collé à la vitre, les jours de grand gel. Il y avait là, voyez-vous, alignés sur un fil de fer, et donnés en lecture aux passants, six contes tout rutilants de couleurs, des imageries d’Épinal aux tons violents qui m’éblouissaient. Je les lisais ; je les relisais, jusqu’à ce que le libraire, un petit homme bougon, très économe, s’avisât de les changer. Bientôt, cela ne put me suffire. Je voulus avoir à moi ces histoires captivantes. Je le pouvais sans ruiner mes parents. Elles ne coûtaient qu’un sou. Je devins insatiable. Je les accumulai, les classant par histoires terrifiantes, ou par histoires attendrissantes. Je les prêtais beaucoup… Instinct de bibliothécaire ? J’aime à le croire, en tout cas, lire et faire lire sont des tâches de tout gardien de livres qui a le métier dans la peau.

Puis les imageries d’Épinal sans perdre leur place de choix. — je les aime encore — cédèrent le premier rang aux livres. Je me pris à fréquenter d’autres librairies. Celle, par exemple, de Cadieux et Derome, rue Notre-Dame, près de la rue Saint-Gabriel. Le terrain des belles histoires s’agrandissait. Les voyages d’explorations prenaient plus d’envergure. L’ambition de ranger livres après livres sur un rayon, me gagnait. Je revois parfaitement l’intérieur du magasin de Cadieux et Derome. Il y régnait une atmosphère non sans solennité. On circulait à pas feutrés, croisant un personnel peu nombreux, mais rempli de distinction. Monsieur Cadieux, le chef, le libraire-gentilhomme de l’époque, était là, debout, souriant et accueillant. Avec une pointe de réserve, cependant. On lui parlait peu. Grand et mince, ses cheveux blancs contrastaient avec ses vêtements toujours noirs et toujours élégants. Il suivait ses clients du regard avec quel art infini ; il paraissait ne jamais poser l’œil sur eux. Il me souriait, mais ne me demandait pas où je comptais me glisser. C’était une entente sans paroles. Je montais, tout au fond, un large escalier. Je le montais lentement. Il m’enchantait. Je le trouvais féerique. Recouvert en caoutchouc très épais, il comptait à chaque degré de nombreux et larges clous de cuivre, d’un brillant et d’un éclat extraordinaires. Les jours de soleil, je me sentais inondée, toute couverte, du rayonnement de cet or que foulaient mes pieds. Étrange caprice de la mémoire qui enregistra si clairement, un jour, l’image d’un vieux monsieur à cheveux blancs, s’inclinant avec courtoisie près d’un escalier clouté d’or, non loin d’un large pan où se tassaient des livres roses — un rose frais, jeune, riant. N’abritaient-ils point, derrière leurs feuillets, mon ami le bon petit diable et le tendre François le Bossu.

Plusieurs de ces livres tout comme ceux du bon Chanoine Schmidt, ou encore cet Albert ou l’Orphelin catholique, ou cet Allumeur de réverbères, durent être remplacés. J’en parlais sans cesse. J’en parlais trop. Alors, on voulait lire à son tour. On empruntait. On ne rendait jamais. Je n’en, éprouvais pas de regret. Je faisais aimer ce que j’aimais, ce qui était si fort aimable. Mes amis les livres devenaient les amis de mes amies. El puis, quels sujets intarissables à traiter, à discuter. Chacun avait ses personnages préférés, et « mon auteur préféré » aurait-on pu dire, tout comme pour votre série de conférenciers.