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le milieu dont les images demeurent vivantes parce qu’une clarté de plus en plus pénétrante les garde toutes fraîches. Vous revoyez des paysages et des scènes, des maisons disparues, des sentiers aux traces perdues. Des voix éteintes s’élèvent, des visages sourient. Et voici les faits, les événements, toute la trame subtile des jours enfuis. Tout se déroule à la façon d’un film coloré avec relief accusé.

Ainsi, ce soir, c’est le Montréal de 1887 qui va se reconstituer, se projeter devant vous. Vision un peu trouble peut-être, plus ou mois fidèle, mais vous pardonnerez au « moi haïssable » qui s’y essaie avec bonne volonté. C’est le fond du tableau. Il faut bien brosser, à larges traits ou non. Ah ! ce Montréal de 1887 avec ses 225,000 habitants, il faut en resserrer l’enceinte de toutes parts. Au nord, aucun square Saint-Louis ; à l’est, nul Parc Lafontaine ; à l’ouest, ni ville de Westmount, ni Notre-Dame de Grâce ; et enfin songez qu’Outremont et ses villas n’existent pas, même comme un rêve de verdure et d’oppulence. De grands espaces inhabités, parfois boisés, remplacent tous ces endroits. Les paroisses sont rares, quatorze en tout. L’année précédente, Montréal était érigé en archevêché avec Mgr Fabre comme premier archevêque titulaire. Mais ne nous arrêtons nulle part. Dirigeons-nous, par la rue Sainte-Catherine, vers la rue Saint-Denis. Rue Saint-Denis ou rue Saint-Hubert, rues parallèles et toutes proches, voilà les localités où l’on demeurait volontiers à cette époque. L’église Saint-Jacques coupait la rue Saint-Denis par le milieu. Elle s’ornait ainsi de ce clocher aigu tout comme de spacieuses demeures à sa droite et à sa gauche, toutes ayant quatre ou cinq étages, quelques-unes gardant l’aspect de nobles manoirs avec des façades en « pierre de taille », et des portiques à colonnes. Les voitures à chevaux, ou les « chars urbains « , ou les « petits-chars » comme on disait alors, y circulaient sur une seule voie. Qui n’aurait profité de ce moyen de transport ? Il se montrait de si bon ton. Le conducteur du véhicule s’arrêtait, avec une complaisance infinie, où le voulait le piéton, pour monter ou pour descendre, et même il permettait aux charmantes femmes de l’époque d’aller magasiner quelques instants. Les chevaux se reposaient ; puis quand Madame remontait, tout s’ébranlait aux sourires indulgents des autres occupants.

La rue Mignonne, la première rue transversale, après Sainte-Catherine, (la rue de Montigny, aujourd’hui), entendait chaque jour, entre trois et quatre heures, les cris de joie des bambines et bambins, quittant le Jardin de l’enfance, ce petit externat des familles du quartier.

Eh bien, c’est à cette heure précise que naquit en 173 pouces de neige, s’il vous plaît, cette année 1887, — la plus neigeuse des années neigeuses, — la pré-carrière d’une des bambines de l’école. Cette bambine ne se possédait pas de joie, elle savait lire, lire enfin ! Tout l’univers s’ouvrait devant elle, et non plus seulement son entourage journalier. Tout le monde imaginaire rappelait celui des fées, celui des plus belles histoires du monde. Je partirais à la recherche de ces lieux sans frontières, chaque fois que la course en deviendrait possible. Je me tiendrais si grave et si sage qu’on ne me défendrait point cette chasse délicieuse. Au fond, je n’irais pas très loin, si l’on comptait mes pas, et non les envolées de mon imagination. Non, je me rendrais tout près, rue Sainte-Catherine, et cela comblerait mes vœux. Il y avait là, presque à l’angle de la rue Saint-