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le dernier mot du progrès, voilà ce qui fait la grandeur, ou la misère, de la carrière de bibliothécaire.

J’en convenais d’ailleurs avec les esprits distingués qui m’entouraient ; femmes érudites, hommes de lettres, et autres bibliothécaires soucieux de belles lectures. Plusieurs vivent encore, portent des cheveux blancs, éclat d’argent, près des yeux bleus ou noirs comme jais. Leur amitié me reste et m’honore. Si le temps ne m’était mesuré que de tableaux graves ou gais à rappeler, de mots spirituels à citer. L’une d’entre elles — elle est peut-être ici, ce soir, — donnait la réplique avec une rare maîtrise. Entre le classement de deux vénérables in-folios, cela nous mettait l’âme en joie. Mais quelques-uns de ces fraternels ne sont plus, ont vu passer l’ombre de ce monde.

Le dernier en date, c’est le bon et l’original Marcel Dugas. Il y fut de brèves années, sept ou huit ans. Il y promenait un ennui élégant, son « goût de cendres » comme il disait. Il y égarait aussi, certains jours d’inspiration, de précieux petits bouts de papier. Cet écrivain, fin créateur d’images, ce « voyant » de l’état d’âme d’un Verlaine, ou de Mlle Reid, ce peintre des minuscules chapeaux, et des petites dames frisées de la rue Fullum, fut le sourire ailé, un charme pour le personnel de son époque. Il nous consola durant combien d’heures sombres, où de si minimes résultats étaient obtenus. Les livres ne circulaient qu’avec une méthode encore loin de sa perfection. On tentait d’en sauvegarder l’existence, sachant qu’ils ne seraient point remplacés. La « Bookless Library », comme on appelait alors ce palais, accomplissait journellement, avec conscience, une œuvre pourtant méprisée. Heures sombres, oui, heures désolées, à côté des grandes heures trop rares, soucis humiliants, pénible incompréhension !

En vrais amis des livres, nous ne songeâmes jamais, cependant, à quitter la barque. Elle navigue, donc elle est. Elle dure, donc elle arrivera quelque part. En ces temps, c’est le lettré, l’historien, le passionné des beaux livres, que fut Hector Garneau, qui gouvernait la bibliothèque. Puis vint Félix Desrochers, organisateur habile, qui aurait donné de l’espoir aux pires désespérés et pour lequel on acceptait de créer à la fois l’outil et le clou afin que l’un puisse enfoncer l’autre. Ah ! l’animateur rare que Félix Desrochers, qui aurait chanté et agi sur le bord d’un abîme ! À preuve, ce premier inventaire général des livres accompli en cinq semaines, durant l’été de 1930. Tour de force vraiment, pour qui est du métier, puisque le personnel peu nombreux, peu préparé en vint quand même à faire de la clarté autour des trente mille volumes de la bibliothèque en ne comptant point les Canadiana de la Collection Gagnon.

Puis vint Ægidius Fauteux. Personnalité riche en possibilités de toutes sortes, symbole, modèle à cette date du bibliothécaire à la carrière féconde. Ce terrible petit Napoléon, dans l’empire des livres, était « omniscient » aurait-on dit, doué du don d’ubiquité, d’une mémoire infaillible, d’une curiosité intellectuelle qui ne connaissait jamais le repos. Son esprit, satirique, parfois un peu cruel, n’épargnait personne. Il demandait, quand c’était l’heure ce qu’un bibliothécaire de sa trempe doit demander, mais il ne renouvelait jamais ses demandes. Il se retirait dans sa tour d’ivoire, toutes griffes dehors cependant. Son attitude, son silence armé, impressionnaient, exerçaient son influence indue. Il parvenait souvent à ses fins.