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— Les Kirittiks sont-ils bien approvisionnés ? demandai-je à l’infirmier après m’être secoué de toutes sortes de sombres pensées.

— Oui. Chacun d’eux a pour le moins cinq romans, trois essais, deux ouvrages philosophiques, soixante-douze recueils de poèmes, quinze Vies d’hommes illustres, vingt livres de Mémoires, trente pamphlets et des piles de journaux et de revues à absorber avant la fin de la semaine. Et c’est toujours ainsi. Ils sont infatigables et insatiables. Nous perdrions notre temps à vouloir nous entretenir avec eux.

— Mais après lire, que font-ils ?

— Après lire, ils écrivent. Leur tâche est de dépister parmi les écrits qui se publient ici tout ce qui pourrait, plus ou moins directement, être utile à quoi que ce soit ; de dénoncer toutes les manifestations de ce que nous appelons la santé et de rappeler à la maladie ceux qui feraient mine de s’en écarter.

— Comment donc exercent-ils ce pouvoir ? Quels moyens de contrainte possèdent-ils ?

— C’est bien simple. Vous savez qu’un Fabricateur de discours inutiles, si ses propos ne sont pas écoutés par un public quelconque, ils lui rentrent dans la gorge et l’étouffent avec éclatement du viscère malade. Le Kirittik s’interpose donc entre le Fabricateur et le public, ce respectueux public des mondes inférieurs dont je vous