Page:Daumal - La Grande beuverie, 1939.djvu/87

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son portefeuille, toujours sans se permettre d’avoir de réactions normales et utilitaires. Les procédés varient à l’infini.

« Alors on s’enferme dans sa chambre, on se prend la tête à deux mains et l’on commence à beugler jusqu’à ce que, à force de beugler, un mot vous vienne à la gorge. On l’expectore et on le met par écrit. Si c’est un substantif, on recommence à beugler jusqu’à ce que vienne un adjectif ou un verbe, puis un attribut ou un complément, et ainsi de suite, mais d’ailleurs tout cela se fait de façon instinctive. Surtout, ne pas penser à ce que l’on veut dire, ou, mieux encore, ne rien vouloir dire, mais laisser se dire par vous ce qui veut se dire. Nous appelons cela le délire poétique, qui est la deuxième phase de l’inspiration, et dont la durée est très variable.

« La troisième phase est la plus difficile, mais elle n’est pas absolument nécessaire. C’est celle où l’on reprend ce que l’on a écrit pour en supprimer ou modifier tout ce qui risquerait d’offrir un sens trop clair et tout ce qui ressemble plus ou moins à ce que d’autres ont déjà publié. À cause des mouvements respiratoires auxquels on s’est astreint au moment du délire poétique, les mots que l’on aligne possèdent tout naturellement une cadence qui leur donne droit au titre de « poésie ».

« Voulez-vous un exemple ?

— Non merci, dit l’infirmier. Et il m’entraîna tandis que le gros homme tirait quand même de sa poche un épais manuscrit et se mettait à lire aux anges.