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— Bien, dis-je. Mais quels prétextes les Fabricateurs donnent-ils au public ? À quoi prétendent-ils servir ?

— Vous ne me croiriez pas si je vous répondais. Mais plutôt, comme nous sommes parmi les colorieurs de toile, qui sont loquaces, nous allons en interroger quelques-uns.

Il interpella un gros homme déguisé en Espagnol et lui demanda pourquoi il peignait.

— Moi, dit celui-ci, tenez : je peins une poire. Quand vous aurez envie de la manger, alors je serai content.

L’infirmier commenta : « Donner à son prochain un désir sans le moyen de le satisfaire », puis il en interrogea un autre, un obèse rougeaud à barbe blonde qui déclara :

— Pour moi, c’est bien simple. Je suis devant ma toile (il l’était en effet), je regarde ma pomme ou mon nuage, je prends ma brosse, je choisis un vermillon (c’est ce qu’il fit), je le fiche (il faillit percer la toile) et je jjubile (il jubilait visiblement). Je regarde mon vermillon, et puis ma courgette ou mon loup de mer, je prends un vert, je le fous (il frappa d’estoc puis de taille) et je jjubile (il rejubila)…

— Ça va, ça va, mon gros, amuse-toi tout seul, dit mon guide en passant à un troisième, un petit rouquin trapu qui répondit ainsi à la question :

— Prétendre imiter la nature, c’est d’abord vulgaire