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Nous prîmes poliment congé du grand architecte (c’est du moins le titre dont il se parait) et poursuivîmes notre chemin. Toutes sortes de fabricateurs étaient à l’œuvre autour de nous, les uns dans des ateliers de plein air, d’autres dans des verrières, et sans doute encore beaucoup d’autres qui travaillaient dans le secret aux étages supérieurs des maisons. Les plus robustes taillaient dans la pierre des figures d’hommes, de femmes, d’animaux, de monstres ou de rien du tout. Les plus faibles taillaient dans le plâtre et modelaient dans l’argile. Toutes ces productions allaient peupler d’anciens palais désaffectés et chaque jeudi et chaque dimanche une grande foule venait les adorer sans savoir pourquoi. Comme j’en faisais l’observation à l’infirmier, il me dit à l’oreille :

— Taisez-vous, malheureux ! Si jamais vous prononciez tout haut ce mot : pourquoi, vous ne sortiriez pas vivant d’ici. Puisque je vous ai dit et répété qu’ils étaient incurables. Je vais vous dire leur secret. Vous vous souvenez que chacun de ces fabricateurs a un viscère malade qui est son principal souci. Il sait que s’il laisse faire la nature, cet organe mourra avec lui. S’il était resté en bas avec nous, c’est bien ce qui serait arrivé. Mais il a trouvé ce moyen sublime : il fabrique des objets inutiles ; inutiles, donc on ne s’en sert pas ; on ne s’en sert pas, donc ils ne s’usent pas ; donc ils dureront longtemps. Ce n’est