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Il me laissa dans cet état pendant une minute. Enfin il alla chercher une couverture dans un coin, l’étendit à terre et me dit :

— Tu as trop bu. Couche-toi là-dessus, repose ta carcasse et réfléchis.

Je me sentais inondé de paix. Maintenant je pouvais penser librement. Or, je m’endormis.

Je me réveillai très vexé, d’abord parce que Marcellin me disait qu’ « avec mes ronflements j’empêchais tout le monde de rêver » et aussi parce que j’avais le souvenir confus d’avoir encore une fois manqué une occasion de penser. Mais de cela je me consolais vite en me disant que la prochaine fois je m’enfoncerais une épingle dans la cuisse, ou quelque chose comme ça, pour ne pas oublier.

J’étais surtout vexé parce que je ne ronfle jamais, sauf si je suis très fatigué, (peut-être était-ce aussi la boisson) et pour une fois que je ronflais voici Marcellin qui vient le faire remarquer à tout le monde. Et puis il disait que j’empêchais les autres de rêver. Il a dit rêver et non dormir. Toujours sa sacrée poésie de demi-sommeil.

— S’il pouvait dire vrai ! dit Totochabo.

Marcellin et moi le regardâmes. Il reprit :

— Oui, si seulement vous pouviez vous empêcher de rêver pour un moment, peut-être qu’alors on pourrait parler. Mais parler de quoi ?

Et avec un haussement d’échine il fit mine de s’en