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Je n’étais pas seul à flairer que les choses tourneraient mal. Pendant que Totochabo continuait de parler, intarissable, ayant réponse à tout, devant un auditoire qui ne diminuait pas sensiblement, quelques groupes se formaient dans des coins sombres et complotaient. Le groupe le plus agité, au début, se pressait autour du Père Pictorius, qui était moine au moins d’habit et qui prophétisait à voix basse les temps de malheur. Il avait déjà fait ses bagages. Tout était prêt, ficelé, étiqueté. Il n’emporterait que le strict nécessaire : la machine à écrire, le tonneau d’encre, les dix malles de livres de chevet (les autres, il les savait par cœur), les cages à poules, le clapier portatif, le meilleur fauteuil, le piano, sans compter les victuailles et, bien entendu, la boisson.

Il disait :

— Frères, vous pullulez, vous vous entroupez, vous vous encroûtez. Bientôt les caves seront à sec et que deviendrons-nous ? Les uns crèveront lamentablement, les autres se mettront à boire d’infâmes potions chimiques. On verra des hommes s’entre-tuer pour une goutte de teinture d’iode. On verra des femmes se prostituer pour une bouteille d’eau de Javel. On verra des mères distiller leurs enfants pour en extraire des liqueurs innommables. Cela durera sept années. Pendant les sept années suivantes, on boira du sang. D’abord le sang des cadavres, pendant un an. Puis le sang des malades, pendant deux