Page:Daumal - La Grande beuverie, 1939.djvu/47

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

15

C’est difficile de mettre ensemble ses souvenirs nocturnes. On confond les événements extérieurs avec les radotages intérieurs. Je chassais de toutes mes forces l’image d’une campagne ensoleillée, d’un chant d’oiseau, d’une promenade en forêt, j’envoyais tout ça à tous les anges, et pourquoi, dites-vous, est-ce que j’envoyais tout ça à tous les anges ? Pourquoi ? Parce que je voulais voir tous les diables en face, monsieur, disais-je, et je lui disais, à ce monsieur qui n’y pouvait rien, je lui disais :

— Ça n’est pas tout d’avoir noyé ses idées noires, après cela il y a les idées bleues, et les idées rouges, et les idées jaunes…

— C’est pas des idées, disait le monsieur d’une voix pâteuse, c’est pas des idées, c’est des petites bêtes.

J’étais confondu. Alors on m’installait sur une barrique et je devais improviser des litanies bachiques. Un chœur immense de personnages falots reprenait le refrain. Je commençais :

C’est la soif…
(Le chœur : qui peut qui peut qui pourrait)
… de l’estomac
(Le chœur : qui pue qui pue qui pourrit)
C’est la soif…
(Le chœur : qui peut qui peut qui pourrait)
… de la poitrine