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Mais comme j’avais laissé mon troupeau d’idées noires auprès de la futaille, je les y retrouvai. Elles me sautèrent au cou avec des cris de joie, m’appelèrent « petit oncle », et me crièrent toutes sortes de paroles de tendresse, comme : « Enfin te voilà revenu, ah ! ce qu’on est heureuses de te revoir ! » Elles se pendaient à mes cheveux, à mes oreilles, à mes doigts, m’enlevaient mes lunettes, renversaient mon verre, salissaient mon pantalon, mettaient des mies de pain dans mes chaussettes. J’étais bien empêtré. Pour les calmer, je me mis à leur chanter cette chanson que j’avais composée autrefois dans des circonstances analogues :

Y’a des moments où tu n’sais plus,
Tu n’sais plus rien, plus rien du tout.
Le lendemain tu t’aperçois
Qu’à ç’moment-là tu savais tout.
Mais tu n’sais plus,
Plus rien du tout,
Tout est foutu !

Peu à peu elles s’endormirent et quand elles furent toutes endormies, je les pris une à une, leur attachai à chacune une pierre au cou et, les tenant par les pattes de derrière, je les introduisis par la bonde de la grande futaille. Le triste petit floc ! floc ! que leur chute faisait me fit fondre en larmes. Mais j’étais soulagé, pour un moment.