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phiques, algébriques, logistiques, journaliques, romaniques, artistiques et esthétchoum du langage ont fait oublier à l’humanité le véritable mode d’emploi de la parole.

Cela devenait intéressant. Malheureusement, la grosse fille érudite fit dévier la conversation en jetant mal à propos :

— Vous n’avez parlé que des corps inanimés. Et les corps animés, alors ?

— Oh ! ceux-là, vous savez aussi bien que moi comme ils sont sensibles au langage articulé. Par exemple, un monsieur passe dans la rue, tout occupé de ses chatouillements internes (ses pensées, comme il dit). Vous criez : « Hep ! ». Aussitôt toute cette machine compliquée, avec sa mécanique de muscles et d’os, son irrigation sanguine, sa thermo-régulation, ses machins gyroscopiques…

— Fes quoi ? beugla Johannes Kakur, au pourpre de l’exaspération.

— Les trucs derrière les oreilles, crétin. (On fit semblant de comprendre, pour ne pas interrompre). — Toute cette machinerie donc fait une demi-torsion, la mâchoire tombe, les yeux gonflent, les jambes oscillent, et ça vous regarde comme un veau, ou une vipère, ou une visière, ou un seau, ou un rat, ça dépend. Et les chatouillements internes (comment les appelez-vous ?) sont suspendus un moment et peut-être leur cours en sera-t-il à jamais changé. Vous savez aussi que le mot « hep ! », pour avoir cet effet, doit être prononcé avec une certaine intonation. En général, on parle comme on tirerait des coups de fusil au petit bonheur, entende qui peut. Il y a une autre façon de parler. C’est d’avoir une cible bien définie d’abord. Puis de bien viser. Et alors, feu ! Entende qui peut. Mais recevra la balle qui je veux, si j’ai bien visé. Encore mieux quand les paroles commencent à évoquer des images, c’est-à-dire à sculpter la gadoue psycho-physique du sac bipède avec mouve-