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Comme ces pensées se déroulaient en moi, pour me confondre et me confirmer du même coup je me trouvai nez à nez avec le vieux lui-même. En fait, il n’était pas si vieux que cela, et Totochabo n’était pas son vrai nom (c’était un sobriquet chipéway), c’était un homme ordinaire, seulement il en savait un peu plus long que nous. Je vis qu’un ancien mécanisme m’avait amené devant le café qu’il fréquentait et où nous avions perdu tellement de temps jadis à philosopher.

Il me proposa de nous asseoir un moment à la terrasse, commanda deux rince-cochons et me dit :

— Vous n’avez pas l’air encore bien remis de votre beuverie.

— Quelle beuverie ? dis-je en sursautant.

Voyant que ma surprise était sincère, il me raconta comment, la veille, nous avions, à plusieurs camarades, fait un banquet très arrosé dans une guinguette de banlieue ; que vers la fin de la nuit j’étais tellement ivre qu’on m’avait couché sur une paillasse, dans une mansarde, et qu’on m’avait laissé là en pensant qu’après avoir cuvé mon vin je trouverais bien le chemin du retour. Ce récit éveillait quelques résonances dans ma mémoire, et je voulais bien y croire.

Alors, par questions méthodiques, il me fit raconter et mettre en ordre mes propres souvenirs de cette nuit-là ;