Page:Daudet - Trente ans de Paris, Flammarion, 1889.djvu/74

Cette page a été validée par deux contributeurs.

fiance, d’attacher fourchettes et cuillers à la table avec une chaînette, me gênât un peu. Je payai, et le cœur raffermi par cette solide pâtée, je repris la route du quartier latin.

On se figure ma rentrée, la rentrée du poète remontant au trot la rue de Tournon, le col de son habit relevé, voyant danser devant ses yeux, que la fatigue ensommeille, les ombres élégantes d’une soirée mondaine mêlées aux silhouettes affamées de la Halle, et cognant, pour en détacher la neige, ses bottines contre la borne de l’hôtel du Sénat, tandis qu’en face les lanternes blanches d’un coupé illuminent la façade d’un vieil hôtel, et que le cocher du docteur Ricord demande : « Porte, s’il vous plaît ! » La vie de Paris est faite de ces contrastes.

— Soirée perdue ! me dit mon frère le lendemain matin. Tu as passé pour un prince valaque, et tu n’as pas lancé ton volume. Mais rien n’est encore désespéré. Tu te rattraperas à la visite de digestion. — La digestion d’un verre d’eau, quelle ironie ! Il fallut bien deux mois pour me décider à