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Me voilà, à deux heures du matin, loin de chez moi, lâché par les rues, affamé, gelé, et la queue du diable dans ma poche. Tout à coup la faim m’inspira, une illumination me vint : « Si j’allais aux halles ! » On m’avait souvent parlé des halles et d’un certain Gaidras, ouvert toute la nuit, chez lequel on mangeait pour trois sous des soupes aux choux succulentes. Parbleu, oui, j’irai aux halles. Je m’attablerai là comme un vagabond, un rôdeur de nuit. Mes fiertés sont passés. Le vent glace, j’ai l’estomac creux : « Mon royaume pour un cheval, » disait l’autre ; moi, je dis tout en trottinant : « Ma principauté, ma principauté valaque pour une bonne soupe dans un endroit chaud ! »

C’était un vrai bouge par l’aspect, cet établissement de Gaidras qui s’enfonçait poisseux et misérablement éclairé sous les piliers des vieilles halles. Bien souvent depuis, quand le noctambulisme était à la mode, nous avons passé là des nuits entières, entre futurs grands hommes, coudes sur la table, fumant et causant littérature. Mais la