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yeux et se contentent de peindre. Tourguéneff a l’odorat et l’ouïe. Tous ses sens ont des portes ouvertes les uns sur les autres. Il est plein d’odeurs de campagne, de bruits d’eaux, de limpidités de ciel, et se laisse bercer, sans parti pris d’école, par l’orchestre de ses sensations.

Cette musique-là n’arrive pas à toutes les oreilles. Les citadins, assourdis dès l’enfance par le mugissement des grandes villes, ne la percevront jamais ; ils n’entendront pas les voix qui parlent dans le faux silence des bois, quand la nature se croit seule, et que l’homme, qui se tait, s’est fait oublier. Vous souvenez-vous d’une chute d’avirons au fond d’un canot, que vous avez entendue quelque part sur un lac de Fenimore Cooper ? La barque est à des lieues, on ne la voit point ; mais les bois sont agrandis par ce bruit lointain vibrant sur l’eau dormante, et nous avons senti le frisson de la solitude.

Ce sont les steppes de Russie qui ont épanoui les sens et le cœur de Tourguéneff. On devient bon à écouter la nature, et ceux qui l’aiment ne se désintéressent pas des