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de chaque rive, des blés, des carrés de vigne ; çà et là quelques îles vertes, l’île des Paveurs, l’île des Moineaux, toute petite, vrai bouquet de ronces et de branches folles, dont j’avais fait mon escale de prédilection. Je poussais ma yole entre les roseaux, et lorsque avait cessé le bruissement soyeux des longues cannes, mon mur bien refermé sur moi, un petit port aux eaux claires, arrondi dans l’ombre d’un vieux saule, me servait de cabinet de travail, avec deux avirons en croix pour pupitre. J’aimais cette odeur de rivière, ce frôlement des insectes dans les roseaux, le murmure des longues feuilles qui frissonnent, toute cette agitation mystérieuse, infinie, que le silence de l’homme éveille dans la nature. Ce qu’il fait d’heureux, ce silence ! ce qu’il rassure d’êtres ! Mon île était plus peuplée que Paris. J’entendais des furetages sous l’herbe, des poursuites d’oiseaux, des ébrouements de plumes mouillées. On ne se gênait pas avec moi, on me prenait pour un vieux saule. Les demoiselles noires me filaient sous le nez, les chevesnes m’éclaboussaient de leurs bonds