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poison, dans les mystérieuses profondeurs de l’âme humaine. Patient et délicat artiste, très préoccupé de la phrase et du mot, par une cruelle ironie du sort, Baudelaire est mort aphasique, gardant intacte son intelligence, ainsi que l’exprimait douloureusement la plainte de son œil noir, mais ne trouvant plus pour traduire ses pensées que le même juron confus, mécaniquement répété. Correct et froid, d’un esprit coupant comme l’acier anglais, d’une politesse paradoxale, à la brasserie il étonnait les habitués en buvant des liqueurs d’outre-Manche en compagnie de Constantin Guys le dessinateur ou de l’éditeur Malassis.

Un éditeur comme on n’en fait guère, celui-là : spirituel et curieusement lettré, il mangeait royalement une belle fortune de province à imprimer les gens qui lui plaisaient. Mort aussi, mort en souriant, peu fortuné, mais sans une plainte. Et je ne songe pas sans émotion à cette tête narquoise et pâle, allongée par les deux pointes d’une barbe rousse, un Méphistophélès du temps des Valois.