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devenait le noyau, le centre de tout un clan d’admirateurs.

Pierre Dupont, vieux à quarante-cinq ans, gras et voûté, et son bel œil de bœuf de labour visible à peine sous des paupières alourdies, essayait, coudes sur table, de chanter quelques-unes de ces chansons politiques ou rustiques au rythme d’or, toutes frémissantes des beaux rêves de 48, toutes résonnantes des mille bruits de métiers de la Croix-Rousse, tout embaumées des mille parfums des vallées lyonnaises. La voix n’y était plus ; brûlée par l’alcool, elle ressemblait à un râle.

« Il te faut les champs, mon pauvre Pierre ! » lui disait Gustave Mathieu, le chantre des Bons Vins, du Coq Gaulois et des Hirondelles. De bonne souche de bourgeois nivernais, celui-ci avait navigué dans sa jeunesse, et gardait de ses voyages le goût très vif de l’air pur et des vastes horizons. Il trouvait cela autour de sa petite maison de Bois-le-Roi, et ne venait guère à la brasserie que pour la traverser, cambré, souriant, l’air d’un Henri IV, et, en toute saison, un bou-