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geaud et rasé, et un nez romain chaussé de lunettes. Cérémonieusement, le personnage salue et me dit : « Je suis Henry Monnier. »

Henry Monnier, une gloire alors ! À la fois comédien, écrivain, dessinateur ; on se le montrait passant dans les rues, et M. de Balzac, le grand observateur, l’estimait fort pour ses qualités d’observation. Observation singulière, il faut le dire, et qui ne ressemble pas à l’observation de tout le monde. Bien des écrivains, en effet, se sont acquis rentes et renom à railler les travers ou les infirmités des autres. Monnier, lui, n’est pas allé bien loin chercher son modèle : il s’est planté devant son miroir, s’est écouté penser et parler, et, se trouvant énormément ridicule, il a conçu cette cruelle incarnation, cette prodigieuse satire du bourgeois français qui s’appelle Joseph Prudhomme. Car Monnier, c’est Joseph Prudhomme, et Joseph Prudhomme c’est Monnier. Tout leur est commun, de la guêtre blanche à la cravate à trente-six tours. Même jabot de dindon qui se gonfle, même air de solennité bouffonne, même regard dominateur et rond