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Je n’étonnerai personne en disant que, dès cette époque, Rochefort avait de l’esprit ; mais c’était une sorte d’esprit en dedans, d’essence particulière, consistant surtout en mots coupants longtemps ruminés, en associations d’idées stupéfiantes d’imprévu, en cocasseries monumentales, en plaisanteries froides et féroces, qu’il lâchait, les dents serrées, avec la voix de Cham, dans le rire silencieux de Bas-de-Cuir. Par malheur, cet esprit restait gelé, inutile. C’étaient là choses bonnes à dire, pour rire un peu entre copains ; mais les écrire, les imprimer, se ruer à travers la littérature en aussi furieuses cabrioles, voilà ce qui paraissait impossible, Rochefort s’ignorait ; ce fut un hasard, un accident, comme presque toujours, qui vint le révéler à lui-même. Il avait pour ami, pour inséparable compagnon, un assez singulier fantoche dont le nom évoquera certainement un sourire chez ceux de mon âge qui se rappelleront l’avoir connu. On l’appelait Léon Rossignol. Vrai type du fils de septuagénaire ; on peut dire qu’il était né vieux. Long et pâle comme