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siaste poète n’avait pas besoin d’excitants. On la voyait encore au premier rang aux conférences que Philoxène faisait dans la salle du quai Malaquais, toujours sur Shakespeare. Parfois le mot ne venait pas, — pénible spectacle ! — l’orateur cherchait, se crispait en vain. Chacun sentait que dans cette tête encombrée, les idées, les phrases se bousculaient sans pouvoir sortir, comme une foule affolée devant une porte, dans un incendie. La femme, devinant le mot, soufflait doucement, maternellement. La phrase sortait, s’envolait ; et c’étaient alors, au milieu de cette cruelle improvisation, de cette gesticulation frénétique, de vifs éclairs, des poussées éloquentes. Il y avait un vrai poète au fond de ce doux possédé. Philoxène a fini tristement, travaillant à d’obscurs travaux pour vivre et s’acheter des livres, rêvant toujours de sa grande étude sans pouvoir l’écrire jamais. Car il voulait tout lire sur Shakespeare ; et chaque jour paraissaient en Allemagne, en Angleterre, des travaux qui le distançaient et le forçaient à remettre au lendemain sa première ligne.