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crite ? Me suis-je assez longtemps fait l’esclave et le courtisan de toutes les manies de la maison ? Pour complaire à M. Brécliemain, j’ai étudié à fond le Parfait Jardinier ; pour la vieille tante Brigitte, je suis devenu l’adorateur fanatique de la collection du défunt, et tandis que chez mon père on me traitait de fainéant, j’apprenais à copier de la musique pour mettre au net les compositions de mademoiselle Suzette ! À quoi tout cela m’a-t-il servi, pécaïre ? à garder la maison aujourd’hui mercredi, pendant qu’on se porte en foule au-devant de monsieur le docteur. Heureux Eustache ! Lui, du moins, on n’est pas habitué à le voir arriver tous les jours à la même heure, entrer, saluer et s’asseoir de la même façon. Heureux Eustache ! il est loin, il est absent ; on parle de lui, on le regrette, on le pleure, on l’aime ! Oh ! oui, heureux Eustache !… Ah ! si j’avais pu m’éloigner à mon tour, si j’avais eu le courage de m’cxiler quelque part, peut-être aurait-on songé à moi aussi… « Hé ! hé ! il avait du bon, ce Léonard !… » Qui sait ? peut-être… Allons ! allons ! l’ami, assez de divagations ; tu oublies que M. Eustache, le beau docteur, est l’enfant chéri de la maison, et que, toi, tu es Léonard, le fils d’un pauvre pasteur du village, Léonard, l’homme timide, l’homme à la veste bleue, Léonard gobe-mouches, Léonard cendrillon, Léonard, enfin ! c’est-à-dire quelque chose entre le valet Guillaume et le chien Moustache ; quelque chose qui aime bien et dont on a parfois besoin. (Il essuie une larme.) Dame Brigitte avait raison, il me faut un peu de faïence pour me distraire, voyons cela. (Il commence à épousseter l’étagère.)