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frédéri.

Je souffre tant, si tu savais.

balthazar.

Je sais ce que c’est, va ! Je connais ton mal, je l’ai eu.

frédéri.

Toi ?

balthazar.

Oui, moi… J’ai connu cet affreux tourment de se dire : Ce que j’aime, le devoir me défend de l’aimer. J’avais vingt ans, alors. Dans la maison où je servais, c’était tout près d’ici, de l’autre main du Rhône. La femme du maître était belle, et je fus pris de passion pour elle… Jamais nous ne parlions d’amour ensemble. Seulement, quand j’étais seul dans le pâturage, elle venait s’asseoir et rire tout contre moi. Un jour, cette femme me dit : « Berger, va-t’en !… maintenant je suis sûre que je t’aime… » Alors, je m’en suis allé, et je suis venu me louer chez ton grand-père.

frédéri.

Et vous ne vous êtes plus revus ?

balthazar.

Jamais. Et pourtant nous n’étions pas loin l’un de l’autre, et je l’aimais tellement, qu’après des années et des années tombées sur cet amour, regarde ! j’ai des larmes qui me viennent encore en en parlant… C’est égal ! je suis content. J’ai fait mon devoir. Tâche de faire le tien.