Page:Daudet - Théâtre, Lemerre, 1889.djvu/325

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de penser que des êtres qui t’adorent aient pu te faire tant de mal… Voilà donc ce que c’est que la famille, grand Dieu ! quelque chose qui vous aime et qui vous…

henri.

Pierre.

franqueyrol.

Oh ! la vieille légende de la Bible, Abraham immolant son fils, comme elle est féroce et comme elle est vraie… tiens te rappelles-tu, à Venise, au couvent des Arméniens, cette singulière peinture qui nous a tant frappés. Cela représentait ce qu’on est convenu d’appeler le sacrifice d’Abraham, et que j’appelle, moi, « le sacrifice d’Isaac. » Étrange tableau ! Il me semble que je le vois encore… Isaac est au milieu, debout, appuyé contre l’autel ; c’est un vigoureux garçon de seize ans, le cou nu, les pieds et les mains libres d’entraves ; il pourrait se défendre, il pourrait s’enfuir, mais non ! son sacrifice est volontaire. Il attend la mort et il sourit… À gauche, Abraham, un vieux paisible et doux, coiffé à l’archange comme le père Jourdeuil, aiguise avec le plus grand soin un large coutelas dont il va se servir tout à l’heure… Dans le fond, une vigne sauvage et un petit agneau qui la broute… Tout cela très grossier, très naïf ; mais, c’est égal ! on n’a pas envie de rire… Ce père qui va tuer est si tranquille, ce fils qui va mourir est si résigné, il y a tant de douceur dans ce sourire de victime, ces yeux d’enfant ont si bien l’air de dire : « Mon père, prends ma vie, c’est toi qui me l’as donnée… » Eh bien ! mon cher, ce tableau-là, c’est ton histoire, tu es résigné comme Isaac, sacrifié comme lui, et