Page:Daudet - Théâtre, Lemerre, 1889.djvu/322

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nais de mon beau voyage avec ma boîte à couleurs pleine de soleil, me trouver en face de cette misère et de ces nouveaux devoirs !… C’était dur… Dix-neuf ans et des pinceaux neufs, nourrissez donc une famille avec cela… Ah ! j’ai maudit la peinture, à ce moment… J’aurais voulu être portefaix, homme d’équipe, n’importe quoi qui gagne cinquante sous par jour… Pourtant je me mis à l’œuvre avec courage, et sur une toile achetée à crédit, je commençai mon premier tableau… J’eus toute ma chance tout de suite, mon tableau se vendit bien, on en parla, les commandes arrivèrent, et désormais la pauvre maman n’eut plus besoin de travailler. Moi, je mettais les journées doubles ; mais je ne m’en plaignais pas. J’étais si heureux de leur faire du repos et du bien-être à tous avec mon travail. Tout alla bien pendant trois ou quatre ans : puis, un beau matin, la chance tourna. Ah ! ces sautes de vent de la vogue parisienne, c’est terrible ! juste au moment où je sentais le talent me venir, le vrai talent, tu sais, celui de dessous qui monte après le folletis de la vingtième année, juste à ce moment le succès m’abandonna. Tout seul, j’en aurais ri, c’était si bête mais avec trois enfants sur les bras, il n’y avait vraiment pas de quoi rire… Par bonheur, lorsque ma débâcle arriva, je venais de les installer à la campagne et comme ils vivaient loin de moi, ils ne se doutèrent de rien… Ça, vois-tu, c’est mon triomphe !… Pendant deux ans, j’ai mené une vie de galère, les courses chez les marchands, les refus, les affronts, les protêts, les saisies, tout l’horrible train de la misère ; mais chez eux, là-bas, il y a toujours eu la même existence sûre et paisible, toujours du bon pain blanc sur la table, et un loyer d’avance dans le