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Tiens ! c’est étonnant ! c’est très étonnant ! on n’a pas touché le moins du monde à ce portrait, le cadre est toujours le même. (S’asseyant à gauche du bureau.) Cela valait bien la peine de le garder aussi longtemps et de priver notre salle à manger de son ornement le plus cher. Ma foi, Gertrude s’expliquera avec son encadreur ; pour moi, l’important est d’avoir retrouvé le compagnon de mes après-midi dominicales ; je ne serai plus seul quand Gertrude sortira. Pourtant, j’aurais dû trouver dans ce paquet quelque chose qui m’expliquât… (Il se lève et cherche dans la boîte qui renfermait le tableau.) Eh ! parbleu ! voilà deux lettres pour une. (Il revient s’asseoir à gauche du bureau.) Tiens !… qu’est-ce que cela signifie ?… « Monsieur Léopold, à Odessa, » et sur l’autre : « À Madame Ambroix, près Tours. » Une écriture inconnue. Gertrude aurait donc envoyé ce portrait à Odessa ? Il doit y avoir encore là-dessous, j’en suis sur, quelque mystère de tendresse ingénieuse. Voyons un peu. (Il décachette une lettre et lit.) « Madame Ambroix, près Tours. Madame, notre sieur Ivanof et moi avons l’honneur de vous envoyer ci-joint le portrait de M. Léopold et la lettre dont vous l’aviez accompagné. » Voilà bien un tour de Gertrude ; dans sa fureur contre Léopold, elle a dû lui envoyer son portrait escorté d’une lettre !… je la vois d’ici. « Quand votre envoi nous est parvenu, M. Léopold était mort… depuis déjà deux mois. » Est-ce possible ! Ah ! mes pressentiments ne m’ont pas trompé. Il devait m’arriver quelque chose aujourd’hui. Léopold ! s’en aller mourir loin de son pays, loin des siens, loin de nous ; pauvre ami ! (Il s’essuie les yeux.) Mais enfin, de quoi est-il mort ? où ? comment ? La lettre va me l’apprendre sans