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henri, lisant la lettre qu’il vient d’écrire.

« Ma chère enfant, les meilleures choses ont une fin. Voilà sept ans que nous nous aimons et que a nous sommes l’un à l’autre… » Sept ans !… Ainsi cette femme m’aura donné sept ans de sa vie, sept années de dévouement, de tendresse, de renoncement à tout ce qui n’était pas moi. Elle aura tout quitté, tout brisé pour me suivre. Elle aura été ma compagne, mon amie, ma chose, et puis… (Montrant la lettre.) Et puis voilà !… (Un silence, il lit la lettre des yeux, ironique.) Elle est vraiment très jolie, cette lettre… pleine de pensées philosophiques… hé ! hé ! Il y a même le mot pour rire : « Sept ans, ma belle, presque un congé. » pouah ! c’est cruel et c’est bête, jamais je n’enverrai cela… (Il se lève, jette la lettre avec dégoût sur son bureau et se met à marcher avec agitation.) Pourquoi ce mensonge, après tout ? Pourquoi cette rupture banale et lâche ?… Il serait plus simple de lui dire loyalement ce qui m’oblige à la quitter. Oui, ce serait plus simple, et en tout cas plus digne, mais je ne peux pas ! je ne peux pas !… Il faudrait raconter ma vie, livrer mon secret… je n’en ai pas le droit. Et puis, est-ce qu’elle est femme à se séparer de moi pour des raisons si misérables ? Je la connais bien : elle voudrait travailler, gagner sa vie, prendre sa part de mes privations et de mes misères. C’est ce que je n’accepterai jamais… moi, c’est bien… mais elle ?… (Devant le bureau.) Allons ! Allons !… voici encore ce qui vaut le mieux. (Il prend la lettre.) Elle est monstrueuse, cette lettre, cynique, laide, sans entrailles… c’est bien dans ce goût-là que Margarot doit écrire à ses colombes quand il les lâche… une lettre à tuer l’amour… Eh bien !