Page:Daudet - Théâtre, Lemerre, 1889.djvu/18

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lever, de l’interroger ; rien ! Je restai là, dans mon fauteuil, la bouche ouverte, haletant, oppressé…

madame ambroix, s’approche de son mari.

Bon ! vous allez encore vous tourmenter et vous faire du mal.

ambroix, passant à gauche.

Mais non ! mais non ! je vous assure, Gertrude, cela ne me fait pas de mal, cela ne m’a pas fait le mal que vous croyez ; et si le lendemain vous m’avez vu pleurer, ce n’était pas sur l’ami qui partait, mais sur l’amitié, cette bonne chose que je perdais si sottement ! (Il s’assied près du bureau.)

madame ambroix, très émue.

Mon pauvre Ambroix !

ambroix

Que voulez-vous ? on n’aime pas à perdre, surtout à mon âge. (Montrant son front.) Nous avons tous là un petit temple où nous abritons religieusement toutes nos idoles, croyances, rêves, affections. Elles sont là, debout, en équilibre, chacune sur son piédestal… Fiers de ce doux fardeau, nous marchons dans la vie comme ces mouleurs italiens qui traversent les rues, des plâtres dans les mains, sous chaque bras, sur la tête… Hélas ! un caillou sous le pied, le coude d’un passant, un rien suffit pour mettre en pièces tous ces beaux petits dieux ! Rarement, le pauvre mouleur rentre chez lui son étalage au complet ; plus rarement encore nous arrivons au terme de notre vie avec toutes nos idoles. Gertrude, mon amie, regardez mon vieux crâne ; à cette lieure, le temple est désert et dévasté ; de toutes les an-