Page:Daudet - Théâtre, Lemerre, 1889.djvu/17

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ambroix

Voilà quatre mois que vous l’avez expédié à Tours se faire remettre un cadre dont il n’avait nul besoin.

madame ambroix

Oh ! si l’on peut dire ; le bois était moisi, vermoulu, affreux ! (Elle prend le sucrier sur la cheminée et va le poser sur le bord de la fenêtre.)

ambroix

En tout cas, ou n’a jamais mis quatre mois pour encadrer un tableautin de quelques pouces. Si ma Gertrude voulait être franche, elle m’avouerait qu’elle ne tient pas beaucoup au portrait de ce vilain ingrat et qu’elle met un peu de négligence à le ravoir. Eh ! mon Dieu ! ne vous en défendez pas, c’est un sentiment bien naturel. La conduite de Léopold excuse et justifie toutes vos rancunes, toutes vos colères. (Il passe à droite.) Un garçon que j’aimais et que je traitais en frère, en fîls plutôt ; qui vivait de notre vie comme nous vivions de la sienne ; un ami que j’avais vu naître et qui me devait de me voir mourir ; crac ! un beau jour… — un beau jour ! quelle formule béte ! — le voilà qui part, qui s’en va je ne sais où, à Odessa, au diable : un coup de chapeau, une révérence, une poignée de main, trois banalités ! et cet être cher, ce frère, ce fils, cette part de nous-mêmes se retire de notre vie, de nos cœurs, comme on se retire d’une visite. Il y a huit ans de cela, et je m’en souviens mieux que d’hier. C’est ici même, au coin de cette cheminée, un soir d’octobre, le 22, qu’il me vint annoncer son départ et faire ses adieux. Je ne trouvai pas la force de me