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son fils toutes ses courses d’autrefois. Il avait déjà fait ainsi le Wetterhorn et la Jungfrau, comptait attaquer le Cervin et le Mont-Blanc, prétendant que l’air des cimes, cette aspiration froide à goût de neige, lui causait une joie indicible, tout un rappel de sa vigueur passée.

« Différemment, demandait Tartarin à l’un des porteurs, car les Yankees n’étaient pas communicatifs et ne répondaient que yes et no à toutes ses avances… différemment, puisqu’il n’y voit pas, comment s’arrange-t-il aux passages dangereux ?

— Oh ! il a le pied montagnard, puis son fils est là qui le veille, lui place les talons… Le fait est qu’il s’en tire toujours sans accidents.

— D’autant que les accidents ne sont jamais bien terribles, qué ? » Après un sourire d’entente au porteur ahuri, le Tarasconnais, persuadé de plus en plus que « tout ça c’était de la blague », s’allongea sur la planche, roulé dans sa couverture, le passe-montagne jusqu’aux yeux, et s’endormit, malgré la lumière, le train, la fumée des pipes et l’odeur de l’oignon…

« Mossié !… Mossié !… »

Un de ses guides le secouait pour le départ pendant que l’autre versait du café bouillant dans les bols. Il y eut quelques jurons, des grognements de dormeurs que Tartarin écrasait au passage pour gagner la table, puis la porte. Brusquement, il se trouva dehors, saisi de froid, ébloui par la réverbération féerique de la lune sur ces blanches nappes, ces cascades figées où l’ombre des pics, des aiguilles, des séracs, se découpait d’un noir intense. Ce n’était plus l’étincelant chaos de l’après-midi, ni le livide amoncellement des teintes grises du soir, mais une ville accidentée de ruelles sombres, de coulées mystérieuses, d’angles douteux entre des monuments de marbre et des ruines effritées, une ville morte avec de larges places désertes.

Deux heures ! En marchant bien on serait là-haut pour midi. « Zou ! » dit le P. C. A. tout gaillard et s’élançant comme à l’assaut. Mais ses guides l’arrêtèrent : il fallait s’attacher pour ces passages périlleux.

« Ah ! vaï, s’attacher ?… Enfin, si ça vous amuse… »

Christian Inebnit prit la tête, laissant trois mètres de corde entre lui et Tartarin qu’une même distance séparait du second guide chargé des provisions et de la bannière. Le Taras-