Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/85

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

guides pour la Petite Scheideck ; charmante, cette marche triomphale du P. C. A. rentré dans ses houseaux et vêtements de campagne, s’appuyant d’un côté sur l’épaule maigrelette du commandant Bravida, de l’autre au bras robuste d’Excourbaniès, fiers tous les deux d’encadrer, de soutenir leur cher président, de porter son piolet, son sac, son alpenstock, tandis que, tantôt devant, tantôt derrière ou sur les flancs, gambadait comme un jeune chien le fanatique Pascalon, sa bannière dûment empaquetée et roulée pour éviter les scènes tumultueuses de la veille.

La gaieté de ses compagnons, le sentiment du devoir accompli, la Jungfrau toute blanche, là-bas dans le ciel comme une fumée, il n’en fallait pas moins pour faire oublier au héros ce qu’il laissait derrière lui, à tout jamais peut-être, et sans un adieu. Aux dernières maisons d’Interlaken, ses paupières se gonflèrent ; et, tout en marchant, il s’épanchait à tour de rôle dans le sein d’Excourbaniès : « Écoutez, Spiridion », ou dans celui de Bravida : « Vous me connaissez, Placide… » Car, par une ironie de la nature, ce militaire indomptable s’appelait Placide, et Spiridion ce buffle peau rude, aux instincts matériels.

Malheureusement, la race tarasconnaise, plus galante que sentimentale, ne prend jamais les affaires de cœur au sérieux : « Qui perd une femme et quinze sous, c’est grand dommage de l’argent… » répondait le sentencieux Placide, et Spiridion pensait exactement comme lui ; quant à l’innocent Pascalon, il avait des femmes une peur horrible et rougissait jusqu’aux oreilles lorsqu’on prononçait le nom de la Petite Scheideck devant lui, croyant qu’il s’agissait d’une personne légère dans ses mœurs. Le pauvre amoureux en fut réduit à garder ses confidences et se consola tout seul, ce qui est encore le plus sûr.

Quel chagrin d’ailleurs eût pu résister aux distractions de la route à travers l’étroite, profonde et sombre vallée où ils s’engageaient le long d’une rivière sinueuse, toute blanche d’écume, grondant comme un tonnerre dans l’écho des sapinières qui l’encaissaient, en pente sur ses deux rives !

Les délégués tarasconnais, la tête en l’air, avançaient avec une sorte de terreur, d’admiration religieuse ; ainsi les compagnons de Sinbad le marin, lorsqu’ils arrivèrent devant les