Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/8

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le voisin de droite n’avait rien d’encourageant non plus ; c’était le ténor italien, fort gaillard au front bas, aux prunelles huileuses, avec des moustaches de matamore qu’il frisait d’un doigt furibond, depuis qu’on l’avait séparé de sa jolie voisine.

Mais le bon Alpiniste avait l’habitude de parler en mangeant, il lui fallait cela pour sa santé.

«  ! Les jolis boutons… se dit-il tout haut à lui-même en guignant les manchettes de l’Italien… Ces notes de musique, incrustées dans le jaspe, c’est d’un effet charmain… »

Sa voix cuivrée sonnait dans le silence sans y trouver le moindre écho.

« Sûr que monsieur est chanteur, qué ?

— Non capisco… » grogna l’Italien dans ses moustaches.

Pendant un moment l’homme se résigna à dévorer sans rien dire, mais les morceaux l’étouffaient. Enfin, comme son vis-à-vis le diplomate austro-hongrois essayait d’atteindre le moutardier du bout de ses vieilles petites mains grelottantes, enveloppées de mitaines, il le lui passa obligeamment : « À votre service, monsieur le baron… » car il venait de l’entendre appeler ainsi.

Malheureusement le pauvre M. de Stoltz, malgré l’air finaud et spirituel contracté dans les chinoiseries diplomatiques, avait perdu depuis longtemps ses mots et ses idées, et voyageait dans la montagne spécialement pour les rattraper. Il ouvrit ses yeux vides sur ce visage inconnu, les referma sans rien dire. Il en eût fallu dix, anciens diplomates de sa force intellectuelle, pour trouver en commun la formule d’un remerciement.

À ce nouvel insuccès, l’Alpiniste fit une moue terrible, et la brusque façon dont il s’empara de la bouteille aurait pu faire croire qu’il allait achever de fendre, avec, la tête fêlée du vieux diplomate. Pas plus ! C’était pour offrir à boire à sa voisine, qui ne l’entendit pas, perdue dans une causerie à mi-voix, d’un gazouillis étranger doux et vif, avec deux jeunes gens assis tout près d’elle. Elle se penchait, s’animait. On voyait des petits frisons briller dans la lumière contre une oreille menue, transparente et toute rose… Polonaise, Russe, Norvégienne ?… mais du Nord bien certainement ; et une jolie