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dans un décor d’opérette : la place villageoise aux verts quinconces sous lesquels éclatent les dorures, les mousselines des Suissesses en costume se promenant deux à deux comme des poupées.

Que le pain lui semble bon, et quelles savoureuses saucisses ! Le ciel lui-même s’est mis de la partie, clément, doux et voilé, il pleut sans doute, mais si légèrement, des gouttes perdues, juste de quoi tremper le champagne suisse, dangereux pour les têtes méridionales.

Sous la véranda de l’hôtel, un quatuor tyrolien, deux géants et deux naines aux haillons éclatants et lourds, qu’on dirait échappés à la faillite d’un théâtre de foire, mêlent leurs coups de gosier : « aou… aou… » au cliquetis des assiettes et des verres. Ils sont laids, bêtes, immobiles, tendant les cordes de leurs cous maigres. Tartarin les trouve délicieux, leur jette des poignées de sous, au grand ébahissement des villageois qui entourent le landau dételé.

« Fife le Vranze ! » chevrote une voix dans la foule d’où surgit un grand vieux, vêtu d’un extraordinaire habit bleu à boutons d’argent dont les basques balaient la terre, coiffé d’un shako gigantesque en forme de baquet à choucroute et si lourd avec son grand panache qu’il oblige le vieux à marcher en balançant les bras comme un équilibriste.

« Fieux soltat… carte royale… Charles tix. »

Le Tarasconnais, encore aux récits de Bompard, se met à rire, et tout bas en clignant de l’œil :

« Connu, mon vieux… » mais il lui donne quand même une pièce blanche et lui verse une rasade que le vieux accepte en riant et faisant de l’œil, lui aussi, sans savoir pourquoi. Puis dévissant d’un coin de sa bouche une énorme pipe en porcelaine, il lève son verre et boit « à la compagnie ! » ce qui affermit Tartarin dans son opinion qu’ils ont affaire à un collègue de Bompard.

N’importe ! un toast en vaut un autre.

Et, debout, dans la voiture, la voix forte, le verre haut, Tartarin se fait venir les larmes aux yeux en buvant d’abord : « à la France, à sa patrie… » puis à la Suisse hospitalière, qu’il est heureux d’honorer publiquement, de remercier pour l’accueil généreux qu’elle fait à tous les vaincus, à tous les exilés. Enfin, baissant la voix, le verre incliné vers ses comp-