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Plus tard l’intonation menaçante qui soulignait ces paroles devait troubler l’imagination du méridional ; mais, ici, il fut seulement vexé de ce mot de « bonhomme » jeté à son embonpoint grisonnant et du brusque départ de la jeune fille juste au moment où il allait se nommer, jouir de sa stupéfaction.

Il fit quelques pas dans la direction où le groupe s’éloignait, entendit une rumeur confuse, les toux, les éternuements des touristes attroupés qui attendaient avec impatience le lever du soleil, quelques-uns des plus braves grimpés sur un petit belvédère dont les montants, ouatés de neige, se distinguaient en blanc dans la nuit finissante.

Une lueur commençait à éclaircir l’Orient, saluée d’un nouvel appel de cor des Alpes et de ce « ah ! » soulagé que provoque au théâtre le troisième coup pour lever le rideau. Mince comme la fente d’un couvercle, elle s’étendait, cette lueur, élargissait l’horizon ; mais en même temps montait de la vallée un brouillard opaque et jaune, une buée plus pénétrante et plus épaisse à mesure que le jour venait. C’était comme un voile entre la scène et les spectateurs.

Il fallait renoncer aux gigantesques effets annoncés sur les Guides. En revanche, les tournures hétéroclites des danseurs de la veille arrachés au sommeil se découpaient en ombres chinoises, falotes et cocasses ; des châles, des couvertures, jusqu’à des courtines de lit les recouvraient. Sous des coiffures variées, bonnets de soie ou de coton, capelines, toques, casquettes à oreilles, c’étaient des faces effarées, bouffies, des têtes de naufragés perdus sur un îlot en pleine mer et guettant une voile au large de tous leurs yeux écarquillés.

Et rien, toujours rien !

Pourtant certains s’évertuaient à distinguer des cimes dans un élan de bonne volonté et, tout en haut du belvédère, on entendait les gloussements de la famille péruvienne serrée autour d’un grand diable, vêtu jusqu’aux pieds de son ulster à carreaux, qui détaillait imperturbablement l’invisible panorama des Alpes bernoises, nommant et désignant à voix haute les sommets perdus dans la brume :

« Vous voyez à gauche le Finsteraarhorn, quatre mille deux cent soixante-quinze mètres… le Schreckhorn, le Wetterhorn, le Moine, la Jungfrau, dont je signale à ces demoiselles les proportions élégantes…