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qu’au moment précis où elle déciderait peut-être du succès, à moins qu’un accident toujours à prévoir, une de ces affreuses catastrophes… « Eh ! coquin de sort, Bézuquet, ne sifflez donc pas comme ça pendant qu’on parle. »

C’était un des tics du pharmacien. Peu bavard de sa nature, ce qui ne se rencontre guère à Tarascon et lui valait la confidence du président, ses grosses lèvres toujours en O gardaient l’habitude d’un perpétuel sifflotement qui semblait rire au nez du monde, même dans l’entretien le plus grave.

Et pendant que le héros faisait allusion à sa mort possible, disait en posant sur le comptoir un large pli cacheté : « Mes dernières volontés sont là, Bézuquet, c’est vous que j’ai choisi pour exécuteur testamentaire…

— Hu… hu… hu… » sifflotait le pharmacien emporté par sa manie, mais, au fond, très ému et comprenant la grandeur de son rôle.

Puis, l’heure du départ étant proche, il voulut boire à l’entreprise « quelque chose de bon, qué ?… un verre d’élixir de Garus. » Plusieurs armoires ouvertes et visitées, il se souvint que la maman avait les clefs du Garus. Il aurait fallu la réveiller, dire qui était là. On remplaça l’élixir par un verre de sirop de Calabre, boisson d’été, modeste et inoffensive, dont Bézuquet est l’inventeur et qu’il annonce dans le Forum sous cette rubrique : «  Sirop de Calabre, dix sols la bouteille, verre compris ». « Sirop de cadavre, vers compris », disait l’infernal Costecalde qui bavait sur tous les succès ; du reste, cet affreux jeu de mots n’a fait que servir à la vente et les Tarasconnais en raffolent, de ce sirop de cadavre.

Les libations faites, quelques derniers mots échangés, ils s’étreignirent, Bézuquet sifflotant dans sa moustache où roulaient de grosses larmes.

« Adieu, au mouain… » dit Tartarin d’un ton brusque, sentant qu’il allait pleurer aussi ; et comme l’auvent de la porte était mis, le héros dut sortir de la pharmacie à quatre pattes.

C’étaient les épreuves du voyage qui commençaient.


Trois jours après, il débarquait à Vitznau, au pied du Rigi. Comme montagne de début, exercice d’entraînement, le Rigi l’avait tenté à cause de sa petite altitude (1800 mètres envi-