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parlait que par apophtegmes : « L’aigle ne chasse pas les mouches. »

Avec ses plus intimes, Tartarin demeurait impénétrable ; seulement, aux séances du Club, on remarquait le frémissement de sa voix et ses regards zébrés d’éclairs lorsqu’il adressait la parole à Costecalde, cause indirecte de cette nouvelle expédition dont s’accentuaient, mesure qu’elle se faisait plus proche, les dangers et les fatigues. L’infortuné ne se les dissimulait pas et même les considérait tellement en noir, qu’il crut indispensable de mettre ordre à ses affaires, d’écrire ces volontés suprêmes dont l’expression coûte tant aux Tarasconnais, épris de vie, qu’ils meurent presque tous intestat.

Oh ! par un matin de juin rayonnant, un ciel sans nuage, arqué, splendide, la porte de son cabinet ouverte sur le petit jardin propret, sablé, où les plantes exotiques découpaient leurs ombres lilas immobiles, où le jet d’eau tintait sa note claire parmi les cris joyeux des petits Savoyards jouant à la marelle devant la porte, voyez-vous Tartarin en babouches, larges vêtements de flanelle, à l’aise, heureux, une bonne pipe, lisant tout haut à mesure qu’il écrivait :

« Ceci est mon testament. »

Allez, on a beau avoir le cœur bien en place, solidement agrafé, ce sont là de cruelles minutes. Pourtant, ni sa main ni sa voix ne tremblèrent, pendant qu’il distribuait à ses concitoyens toutes les richesses ethnographiques entassées dans sa petite maison, soigneusement époussetées et conservées avec un ordre admirable ;

« Au Club des Alpines, le baobab (arbor gigantea), pour figurer sur la cheminée de la salle des séances ;

« À Bravida, ses carabines, revolvers, couteaux de chasse, kriss malais, tomahawks et autres pièces meurtrières ;

« À Excourbaniès, toutes ses pipes, calumets, narghilés, pipettes à fumer le kif et l’opium ;

« À Costecalde, — oui, Costecalde lui-même avait son legs ! — les fameuses flèches empoisonnées (N’y touchez pas). »

Peut-être y avait-il sous ce don le secret espoir que le traître se blesse et qu’il en meure ; mais rien de pareil n’émanait du testament, fermé sur ces paroles d’une divine mansuétude :

« Je prie mes chers alpinistes de ne pas oublier leur président… je veux qu’ils pardonnent à mon ennemi comme je lui