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grandit, envahit l’horizon, meurt enfin sous la terre de gouffre en gouffre.

« Les pauvres gens !… » murmure Tartarin pensant au Suédois et à ses guides, saisis, emportés sans doute par l’avalanche. Et Bompard hochant la tête : « Nous ne valons guère mieux qu’eux. » En effet, leur situation est sinistre, n’osant bouger dans leur grotte de glace ni se risquer dehors sous les rafales.

Pour achever de leur serrer le cœur, du fond de la vallée monte un aboiement de chien hurlant à la mort. Tout à coup Tartarin, les yeux gonflés, les lèvres grelottantes, prend les mains de son compagnon et le regardant avec douceur :

« Pardonnez-moi, Gonzague, oui, oui, pardonnez-moi, Je vous ai rudoyé tantôt, je vous ai traité de menteur…

— Ah ! vaï ! Qu’est-ce que ça fait ?

— J’en avais le droit moins que personne, car j’ai beaucoup menti dans ma vie, et, à cette heure suprême, j’éprouve le besoin de m’ouvrir, de me dégonfler, d’avouer publiquement mes impostures.

— Des impostures, vous ?

— Écoutez-moi, ami… d’abord je n’ai jamais tué de lion.

— Ça ne m’étonne pas… » fait Bompard tranquillement. « Mais est-ce qu’il faut se tourmenter pour si peu ?… C’est notre soleil qui veut ça, on naît avec le mensonge…  ! moi… Ai-je dit une vérité depuis que je suis au monde ? Dès que j’ouvre la bouche, mon Midi me monte comme une attaque. Les gens dont je parle, je ne les connais pas, les pays, je n’y suis jamais allé, et tout ça fait un tel tissu d’inventions que je ne m’y débrouille plus moi-même.

— C’est l’imagination, péchère ! soupire Tartarin ; nous sommes des menteurs par imagination.

— Et ces mensonges-là n’ont jamais fait de mal à personne, tandis qu’un méchant, un envieux comme Costecalde…

— Ne parlons jamais de ce misérable ! » interrompt le P. C. A., et pris d’un subit accès de rage : « Coquin de bon sort ! c’est tout de même un peu fichant… » Il s’arrête sur un geste terrifié de Bompard… « Ah ! oui, le sérac… » et baissant le ton, forcé de chuchoter sa colère, le pauvre Tartarin continue ses imprécations à voix basse dans une énorme et comique désarticulation de la bouche : « Un peu fichant de