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Et dame ! c’est dangereux.

— Revenons », dit Bompard verdissant ; et Tartarin ajoute :

« Oui, oui, certainemain, pas de sot amour-propre ! »

Mais le Suédois s’en mêle ; il a payé pour qu’on le mène au Mont-Blanc, rien ne l’empêchera d’y aller. Il y montera seul, si personne ne l’accompagne. « Lâches ! lâches ! » ajoute-t-il tourné vers les guides, et il leur répète l’injure de la même voix de revenant dont il s’excitait tout à l’heure au suicide.

« Vous allez bien voir si nous sommes des lâches… Qu’on s’attache, et en route ! » s’écrie le guide-chef. Cette fois, c’est Bompard qui proteste énergiquement. Il en a assez, il veut qu’on le ramène, Tartarin l’appuie avec vigueur :

« Vous voyez bien que ce jeune homme est fou !… » s’écrie-t-il en montrant le Suédois déjà parti à grandes enjambées sous les floches de neige que le vent commence à chasser de toutes parts. Mais rien n’arrêtera plus ces hommes que l’on a traités de lâches. Les marmottes se sont réveillées, héroïques, et Tartarin ne peut obtenir un conducteur pour le ramener avec Bompard aux Grands-Mulets. D’ailleurs, la direction est simple : trois heures de marche en comptant un écart de vingt minutes pour tourner la grande roture si elle les effraie à passer tout seuls.

« Outre, oui, qu’elle nous effraie !… » fait Bompard sans pudeur aucune, et les deux caravanes se séparent.


À présent, les Tarasconnais sont seuls. Ils avancent avec précaution sur le désert de neige, attachés à la même corde, Tartarin en avant, tâtant de son piolet gravement, pénétré de la responsabilité qui lui incombe, y cherchant un réconfort.

« Courage ! du sang-froid !… Nous nous en tirerons !… » crie-t-il à chaque instant à Bompard. Ainsi l’officier, dans la bataille, chasse la peur qu’il a, en brandissant son épée et criant à ses hommes :

« En avant, s… n… de D… ! toutes les balles ne tuent pas ! »

Enfin les voilà au bout de cette horrible crevasse. D’ici au but, ils n’ont plus d’obstacles bien graves ; mais le vent souffle, les aveugle de tourbillons neigeux. La marche devient impossible sous peine de s’égarer.

« Arrêtons-nous un moment », dit Tartarin. Un sérac de