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autres, liés par la corde, et par la similitude de leurs mouvements, si bien que la chute ou la maladresse d’un seul les mettrait tous en danger. Et quel danger, coquin de sort ! Il suffit d’entendre rebondir et dégringoler les débris de glaçons avec l’écho de la chute par les crevasses et les dessous inconnus pour imaginer quelle gueule de monstre vous guette et vous happerait au moindre faux pas.

Mais qu’y a-t-il encore ? Voilà que le long Suédois qui précède justement Tartarin s’est arrêté et touche de ses talons ferrés la casquette du P. C. A. Les guides ont beau crier : « En avant !… » et le président : « Avancez donc, jeune homme… » Rien ne bouge. Dressé de son long, accroché d’une main négligente, le Suédois se penche et le jour levant effleure sa barbe grêle, éclaire la singulière expression de ses yeux dilatés, pendant qu’il fait signe à Tartarin :

« Quelle chute, hein, si on lâchait !…

Outre ! Je crois bien… vous nous entraîneriez tous… Montez donc !… »

L’autre continue, immobile :

« Belle occasion pour en finir avec la vie, rentrer au néant par les entrailles de la terre, rouler de crevasse en crevasse comme ceci que je détache de mon pied… » Et il s’incline effroyablement pour suivre le quartier de glace qui rebondit et sonne sans fin dans la nuit.

« Malheureux ! prenez garde… » crie Tartarin blême d’épouvante ; et, désespérément cramponné à la paroi suintante, il reprend d’une chaude ardeur son argument de la veille en faveur de l’existence : « Elle a du bon, que diantre !… À votre âge, un beau garçon comme vous… vous ne croyez donc pas à l’amour, qué ? »

Non, le Suédois n’y croit pas. L’amour idéal est un mensonge des poètes ; l’autre, un besoin qu’il n’a jamais ressenti…

« Bé oui ! bé oui !… C’est vrai que les poètes sont un peu de Tarascon, ils en disent toujours plus qu’il n’y en a ; mais, pas moins, c’est gentil le femellan, comme on appelle les dames chez nous. Puis, on a des enfants, des jolis mignons qui vous ressemblent.

— Ah ! oui, les enfants, une source de chagrins. Depuis qu’elle m’a eu, ma mère n’a cessé de pleurer.