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XIII

la catastrophe.


Par une nuit noire, noire, sans lune, sans étoile, sans ciel, sur la blancheur tremblotante d’une immense pente de neige, lentement se déroule une longue corde où des ombres craintives et toutes petites sont attachées à la file, précédées, à cent mètres, d’une lanterne en tache rouge presque au ras du sol. Des coups de piolet sonnant dans la neige dure, le roulement des glaçons détachés dérangent seuls le silence du névé où s’amortissent les pas de la caravane ; puis de minute en minute un cri, une plainte étouffée, la chute d’un corps sur la glace et, tout de suite, une grosse voix qui répond du bout de la corde : « Allez doucement de tomber, Gonzague. » Car le pauvre Bompard s’est décidé à suivre son ami Tartarin jusqu’au sommet du Mont-Blanc. Depuis deux heures du matin — il en est quatre à la montre à répétition du président — le malheureux courrier s’avance à tâtons, vrai forçat à la chaîne, traîné, poussé, vacillant et bronchant, contraint de retenir les exclamations diverses que lui arrache sa mésaventure, l’avalanche guettant de tous côtés et le moindre ébranlement, une vibration un peu forte de l’air cristallin, pouvant déterminer des tombées de neige ou de glace. Souffrir en silence, quel supplice pour un homme de Tarascon !

Mais la caravane a fait halte, Tartarin s’informe, on entend une discussion à voix basse, des chuchotements animés : « C’est votre compagnon qui ne veut plus avancer… » répond le Suédois. L’ordre de marche est rompu, le chapelet humain se détend, revient sur lui-même, et les voilà tous au bord d’une énorme crevasse, ce que les montagnards appellent une