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Le grand homme arrondit des yeux inquiets :

« Qu’est-ce que vous me chantez ? »

Alors Bompard lui fit un tableau terrible des mille morts qui les menaçaient, les crevasses, les avalanches, coups de vent, tourbillons.

Tartarin l’interrompit.

« Ah ! vaï, farceur ; et la Compagnie !… Le Mont-Blanc n’est donc pas aménagé comme les autres ?

— Aménagé ?… la Compagnie ?… » dit Bompard ahuri ne se rappelant plus rien de sa tarasconnade ; et l’autre la lui répétant mot pour mot, la Suisse en Société, l’affermage des montagnes, les crevasses truquées, l’ancien gérant se mit à rire.

« Comment ! vous avez cru… mais c’était une galéjade… Entre gens de Tarascon, pas moins, on sait bien ce que parler veut dire…

— Alors, demanda Tartarin très ému, la Jungfrau n’était pas préparée ?

— Pas plus !

— Et si la corde avait cassé ?…

— Ah ! mon pauvre ami… »

Le héros ferma les yeux, pâle d’une épouvante rétrospective et, pendant une minute, il hésita… Ce paysage en cataclysme polaire, froid, assombri, accidenté de gouffres… ces lamentations du vieil aubergiste encore pleurantes à ses oreilles… « Outre ! que vous me feriez dire… » Puis, tout à coup, il pensa aux gensses, de Tarascon, à la bannière qu’il ferait flotter là-haut, il se dit qu’avec de bons guides, un compagnon à toute épreuve comme Bompard… Il avait fait la Jungfrau… pourquoi ne tenterait-il pas le Mont-Blanc ?

Et, posant sa large main sur l’épaule de son ami, il commença d’une voix virile : « Écoutez, Gonzague… »