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marchaient d’un pas résolu dans toute la largeur de la chaussée, et de voir ce peuple en armes, si loin des quartiers du travail, ces cartouchières serrées autour des blouses de laine, ces mains d’ouvriers crispées sur les crosses des fusils, on pensait aux ateliers vides, aux usines abandonnées… Rien que ce défilé ressemblait à une menace. Nous le comprenions tous, et les mêmes pressentiments tristes, mal définis, nous serraient le cœur.

À ce moment, un grand cocodès indolent et bouffi, bien connu de Tortoni à la Madeleine, s’approcha de notre table. C’était un des plus tristes échantillons de l’élégant du dernier Empire, mais un élégant de seconde main qui n’a jamais fait que ramasser sur le boulevard toutes les originalités de la haute gandinerie, se décolletant comme Lutteroth, portant des peignoirs de femme comme Mouchy, des bracelets comme Narishkine, gardant pendant cinq ans sur sa cheminée une carte de Grammont-Caderousse ; avec cela maquillé comme un vieux cabot, le parler avachi du Directoire : « Pa’ole