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Le temps est doux, le ciel très clair. Ces soldats de Montmartre qui m’entourent ont l’air bon enfant. Ils chantent, ils jouent au bouchon. Les officiers se promènent de long en large en riant. Seul, un grand mur, troué par les balles, et dont la crête est tout émiettée, se lève comme un témoin et me raconte le crime. C’est contre ce mur qu’on les a fusillés.

Il paraît qu’au dernier moment le général Lecomte, ferme et résolu jusqu’alors, sentit son courage défaillir. Il essaya de lutter, de s’enfuir, fit quelques pas dans le jardin en courant, puis, ressaisi tout de suite, secoué, traîné, bousculé, tomba sur ses genoux et parla de ses enfants :

« J’en ai cinq », disait-il en sanglotant.

Le cœur du père avait crevé la tunique du soldat. Il y avait des pères aussi dans cette foule furieuse : à son appel déchirant quelques voix émues répondirent ; mais les implacables déserteurs ne voulaient rien entendre :

« Si nous ne le fusillons pas aujourd’hui, il nous fera fusiller demain. »