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son tour s’attabla pour tailler un petit bac. C’était de règle depuis l’arrivée du duc. J’avais pris place dans l’ombre sur un coin du divan, et de là je voyais très bien tous les joueurs sous la lueur abaissée et restreinte des lampes. Le membre du Jockey trônait au milieu de la table, superbe, indifférent, tenant ses cartes avec une grâce parfaite et s’inquiétant peu de perdre ou de gagner. Ce décavé de la vie parisienne était encore le plus riche de la bande. Mais eux, les pauvres petits, quel courage il leur fallait pour demeurer impassibles ! À mesure que la partie s’échauffait, je suivais curieusement l’expression des visages. Je voyais les lèvres trembler, les yeux se remplir de larmes, et les doigts se crisper rageusement sur les cartes. Pour dissimuler leur émotion, les perdants jetaient au travers de leur déveine des « je m’emballe, je m’embête », mais dans ce terrible accent du Midi, toujours significatif et inexorable, ces exclamations parisiennes n’avaient plus le même air d’aristocratique indifférence que sur les lèvres du petit duc.