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idée fixe est la denraie. La denrée, mot surprenant, qui, dans le vocabulaire des nourrices, prend des élasticités inattendues de gueule de serpent boa. La denrée, ce sont les cadeaux et les gages, ce qu’on vous paye, ce qu’on vous donne, ce qui se ramasse et se vole, le bric-à-brac et le pécule qu’aux yeux des voisins pleins d’envie on compte déballer au retour. Pour engraisser et pour enfler cette denrée sainte, votre bourse et votre bon cœur vont être mis en coupe réglée. Et vous n’avez pas affaire à la seule nourrice ; l’homme, la grand’mère, la tante sont complices, et du fond d’un hameau perdu dont vous ignorez même le nom, toute une famille, toute une tribu ourdit contre vous des ruses de peau-rouge. Chaque semaine une lettre arrive, d’une écriture matoise et lourde, et cachetée d’un dé sur du pain bis.

Elles vous attendrissent d’abord ces lettres comiques et naïves, avec leur orthographe compliquée, les endimanchements de style, des phrases tortillées et retortillées comme le bonnet d’un paysan qui ne veut pas avoir